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L'Amérique latine est un bon exemple des dysfonctions édu- catives produites par les architectes. Dans ces pays, les grandes villes sont entourées de vastes zones, favelas, barriadas ou poblaciones, où les gens dressent eux-mêmes leurs abris.

 

Cela ne coûterait pas cher de préfabriquer des éléments d'habitation et de bâtiments de services communs faciles à assembler. Les gens pourraient se cons- truire des abris plus durables, plus confortables et plus salubres, en même temps qu'ils apprendraient l'emploi de nouveaux matériaux et de nouveaux systèmes.

 

Au lieu de cela, au lieu d'encourager l'aptitude innée des personnes à façonner leur propre environnement, les gou- vernements parachutent dans ces bidonvilles des services communs conçus pour une population vivant dans des maisons modernes types. Par leur seule présence, l'école neuve, la route goudronnée et le poste de police en acier et en verre définissent comme modèle l'édifice construit par des spécialistes, et posent de la sorte sur la maison que l'on se construit soi-même le sceau du bidonville, la rédui- sant à n'être qu'une baraque en tôles. Une telle définition est instituée par la loi, qui refuse le permis de construire aux gens qui ne peuvent fournir un plan signé par un architecte. Ainsi prive-t-on les gens de leur aptitude natu- relle à investir leur temps personnel dans la création de valeurs d'usage, et les oblige-t-on à un travail salarié : ils pourront alors échanger leurs salaires contre l'espace industriellement conditionné. On les prive aussi de la possibilité d'apprendre en construisant.

La société industrielle exige que les uns soient pro- grammés à conduire des camions, les autres à construire des maisons. A d'autres encore, on doit enseigner à vivre dans les grands ensembles. Instituteurs, travailleurs sociaux et policiers travaillent la main dans la main pour mainte- nir les individus sous-payés ou en chômage partiel dans des maisons qu'ils ne peuvent ni construire eux-mêmes

ni modifier. Ainsi, la somme économisée dans la construc- tion des HLM fait augmenter, bien sûr, le coût d'entretien de l'immeuble, mais exige en dépenses tertiaires un mul- tiple de cette économie: pour instruire, animer, promouvoir, c'est-à-dire pour contrôler, conformer et conditionner le locataire consentant. Pour caser plus de gens sur moins de territoire, le Brésil et le Venezuela ont fait l'expérience des grands immeubles. D'abord, il a fallu que la police déloge les gens de leurs << taudis » et les reloge dans des apparte- ments. Ensuite les travailleurs sociaux ont été confrontés à la rude tâche de socialiser des locataires insuffisamment sco- larisés pour comprendre d'eux-mêmes qu'on n'élève pas des cochons noirs sur le balcon d'un onzième étage et qu'on ne fait pas pousser des haricots rouges dans sa baignoire.

A New York, les gens qui n'ont pas douze années de sco- larité sont considérés comme des infirmes : ils deviennent inemployables et sont contrôlés par des travailleurs sociaux qui décident comment ils vont vivre. Le monopole radi- cal de l'outil surefficient extorque au corps social un coûteux conditionnement de ses clients. Les voitures produites par Ford requièrent, pour être réparées, des mécaniciens recyclés par ses soins. Les faiseurs du miracle vert sortent des semences à haut rendement qui ne peuvent être utilisées que par une minorité disposant d'un double engrais celui du chimiste et celui de l'éducateur. Plus de santé, plus de vitesse ou plus de récoltes, cela signifie des individus plus réceptifs, plus passifs, plus disciplinés. Les écoles productrices de contrôle social, prenant en charge la plus grande part du coût de ces conquêtes douteuses, le masquent par là-même.

être radical c'est rendre l'espoir possible plutot que le désespoir convaincant.

L'Amérique latine est un bon exemple des dysfonctions édu- catives produites par les architectes. Dans ces pays, les grandes villes sont entourées de vastes zones, favelas, barriadas ou poblaciones, où les gens dressent eux-mêmes leurs abris.

 

Cela ne coûterait pas cher de préfabriquer des éléments d'habitation et de bâtiments de services communs faciles à assembler. Les gens pourraient se cons- truire des abris plus durables, plus confortables et plus salubres, en même temps qu'ils apprendraient l'emploi de nouveaux matériaux et de nouveaux systèmes.

 

Au lieu de cela, au lieu d'encourager l'aptitude innée des personnes à façonner leur propre environnement, les gou- vernements parachutent dans ces bidonvilles des services communs conçus pour une population vivant dans des maisons modernes types. Par leur seule présence, l'école neuve, la route goudronnée et le poste de police en acier et en verre définissent comme modèle l'édifice construit par des spécialistes, et posent de la sorte sur la maison que l'on se construit soi-même le sceau du bidonville, la rédui- sant à n'être qu'une baraque en tôles. Une telle définition est instituée par la loi, qui refuse le permis de construire aux gens qui ne peuvent fournir un plan signé par un architecte. Ainsi prive-t-on les gens de leur aptitude natu- relle à investir leur temps personnel dans la création de valeurs d'usage, et les oblige-t-on à un travail salarié : ils pourront alors échanger leurs salaires contre l'espace industriellement conditionné. On les prive aussi de la possibilité d'apprendre en construisant.

La société industrielle exige que les uns soient pro- grammés à conduire des camions, les autres à construire des maisons. A d'autres encore, on doit enseigner à vivre dans les grands ensembles. Instituteurs, travailleurs sociaux et policiers travaillent la main dans la main pour mainte- nir les individus sous-payés ou en chômage partiel dans des maisons qu'ils ne peuvent ni construire eux-mêmes

ni modifier. Ainsi, la somme économisée dans la construc- tion des HLM fait augmenter, bien sûr, le coût d'entretien de l'immeuble, mais exige en dépenses tertiaires un mul- tiple de cette économie: pour instruire, animer, promouvoir, c'est-à-dire pour contrôler, conformer et conditionner le locataire consentant. Pour caser plus de gens sur moins de territoire, le Brésil et le Venezuela ont fait l'expérience des grands immeubles. D'abord, il a fallu que la police déloge les gens de leurs << taudis » et les reloge dans des apparte- ments. Ensuite les travailleurs sociaux ont été confrontés à la rude tâche de socialiser des locataires insuffisamment sco- larisés pour comprendre d'eux-mêmes qu'on n'élève pas des cochons noirs sur le balcon d'un onzième étage et qu'on ne fait pas pousser des haricots rouges dans sa baignoire.

A New York, les gens qui n'ont pas douze années de sco- larité sont considérés comme des infirmes : ils deviennent inemployables et sont contrôlés par des travailleurs sociaux qui décident comment ils vont vivre. Le monopole radi- cal de l'outil surefficient extorque au corps social un coûteux conditionnement de ses clients. Les voitures produites par Ford requièrent, pour être réparées, des mécaniciens recyclés par ses soins. Les faiseurs du miracle vert sortent des semences à haut rendement qui ne peuvent être utilisées que par une minorité disposant d'un double engrais celui du chimiste et celui de l'éducateur. Plus de santé, plus de vitesse ou plus de récoltes, cela signifie des individus plus réceptifs, plus passifs, plus disciplinés. Les écoles productrices de contrôle social, prenant en charge la plus grande part du coût de ces conquêtes douteuses, le masquent par là-même.

1984, le Royal Institute of British Architects célèbre son 150e anniversaire, Ivan Illich est invité à prononcer une conférence, elle s’intitule : « L’art d’habiter ». À une assemblée composée d’architectes, il déclare que l’art d’habiter est hors de leur portée, qu’ils ne peuvent que construire. « Habiter est le propre de l’espèce humaine. » affirme-t-il, or les humains n’habitent plus, ils sont logés, c’est-à-dire qu’ils vivent dans un environnement qui a été planifié, construit et équipé pour eux. Les logés traversent « l’existence sans laisser de trace » en se contentant d’un garage ! Habiter est un art et nous sommes des artistes, alors revendiquons non un droit au logement mais notre liberté d’habiter et créons notre demeure.

Habiter est le propre de l’espèce humaine. Les animaux sauvages ont des terriers, les chariots rentrent dans des remises et il y a des garages pour les véhicules automobiles. Seuls les hommes peuvent habiter. Habiter est un art. Une araignée naît avec l’instinct de tisser une toile particulière à son espèce. Les araignées, comme tous les animaux, sont programmées par leurs gènes. L’humain est le seul animal à être un artiste, et l’art d’habiter fait partie de l’art de vivre. Une demeure n’est ni un terrier ni un garage.

La plupart des langues emploient le terme vivre dans le sens d’habiter. Poser la question « Où vivez-vous ? », c’est demander en quel lieu votre existence façonne le monde. Dis-moi comment tu habites et je te dirai qui tu es. Cette équation entre habiter et vivre remonte aux temps où le monde était encore habitable et où les humains l’habitaient. Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage. Cette écriture pouvait être inscrite dans la pierre par des générations successives ou reconstruite chaque saison des pluies avec quelques roseaux et des feuilles. Jamais la demeure n’était achevée avant d’être occupée — contrairement au logement contemporain, qui se délabre dès le jour même où il est prêt à être occupé. Une tente, il faut la réparer chaque jour, la dresser, l’assujettir, la démonter. Une ferme croît et décroît selon l’état de la maisonnée : là voit-on depuis une colline voisine qu’on peut souvent discerner si les enfants sont mariés, si les vieux sont déjà morts. Une bâtisse se perpétue d’un vivant à l’autre ; des rites en marquent les étapes importantes : il peut s’être écoulé des générations entre la pose de la pierre angulaire et l’équarrissage des chevrons. Pareillement, un quartier urbain n’est jamais terminé ; encore au XVIIIe siècle les quartiers populaires défendaient leur art particulier d’habiter en s’ameutant contre les améliorations que les architectes s’efforçaient de leur imposer. L’art d’habiter fait partie intégrante de cette économie morale si bien décrite par E.P. Thompson. Il a succombé devant les avenues royales qui ont éventré les îlots au nom de l’ordre, de la propreté, de la sécurité et du décorum. Il a succombé devant la police qui, au XIXe siècle, a donné des noms aux rues et des numéros aux maisons. Il a succombé devant les professionnels, qui ont introduit les égouts et les réglementations. Il a été quasiment supprimé par l’économie du bien-être qui a exalté le droit de chaque citoyen à son garage et à son récepteur de télévision.

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Habiter, c’était demeurer dans ses propres traces, laisser la vie quotidienne écrire les réseaux et les articulations de sa biographie dans le paysage.

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L’art d’habiter est une activité qui dépasse la portée de l’architecte. Non seulement parce que c’est un art populaire ; non seulement parce qu’il progresse par vagues qui échappent au contrôle de l’architecte ; non seulement parce que sa délicate complexité le situe hors de l’horizon des simples biologistes et analystes des systèmes ; mais, plus que tout, parce qu’il n’existe pas deux communautés faisant leur habitat de la même façon. Habitude et habitat disent presque la même chose. Chaque architecture vernaculaire (pour reprendre le terme des anthropologues) est aussi unique que le parler vernaculaire. L’art de vivre dans son entièreté — c’est-à-dire l’art d’aimer et de rêver, de souffrir et de mourir — rend unique chaque style de vie. Et cet art est donc beaucoup trop complexe pour être enseigné par les méthodes de Comenius ou de Pestalozzi, par un instituteur ou par la télévision. C’est un art qui ne s’acquiert que progressivement. Chaque être devient un parleur vernaculaire et un constructeur vernaculaire en grandissant, en passant d’une initiation à l’autre par un cheminement qui en fait un habitant masculin ou féminin. Par conséquent l’espace cartésien, tridimensionnel, homogène, dans lequel bâtit l’architecte, et l’espace vernaculaire que l’art d’habiter fait naître, constituent des classes différentes d’espace. Les architectes ne peuvent rien faire d’autre que construire. Les habitants vernaculaires engendrent les axiomes des espaces dans lesquels ils font leur demeure.

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